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Andrée Chedid, Chantier du poème 

L'arrivée du poème est multiple. 
La plupart du temps, il progresse comme une vague qui déroule sa turbulence d'images et de mots.
Il s'organise parfois autour d'un mot clef. 
Mot-noyau, tombant dru, bousculant le vocabulaire pour se chercher plus loin.

Mais plus encore : soulèvement du dedans ; mouvement en quête de ses rythmes, de sa forme-paroles.

AC

 

Arrivée du froid

le ginkgo et le figuier

en feuilles de flammes

bb

 

Mes mots pour capter

la déferlante des sons

plus près tourterelle

mm

Greffes, le mot s'impose. 
Cet œil, ce bourgeon inséré dans le vif d'une plante, me parle infiniment.
Greffe qui donne lieu à une vie autre; à un renouveau à partir d'une blessure, d'un manque.
Les analogies affluent, les images se chevauchent. 
Je les accepte, je les inscris, en vrac. 
Les mots viennent dans une sorte de tohu-bohu, à l'intérieur duquel - plus tard, je le sais -, je découvrirai mon pain, mon eau; et comme une direction.

AC

bourgeon d'hibiscus

moucheté de moucherons

pétales de soie

bb

 

Au tronc ébranché

l’orchidée – nul ne sait quelle

sera sa couleur

mm


Rarement le poème m'est donné d'un trait. 
En général, il m'arrive comme une matière brute, dans laquelle je fourrage et trouve, peu à peu, une ordonnance, des rapports, des sonorités.

AC

la bouilloire gronde

on dirait jusqu'au déclic

un courroux qui tombe

dans le silence avant l'aube

je mesure le café

bb

Près du poulailler

du tas de compost s’élève

un nectarinier

mm
 

Serrant les écrous, rejetant le plâtre, repoussant les écorces, je tente d'aller au plus près de ce mouvement initial qui fait écrire. 
De ce mouvement qui - peut-être, tout simplement - fait vivre, en densité.
AC

doigts tachés par l'encre

parfois traversant ma feuille

ouvrier-poète

bb

 

Grattant le papier

d’un antique papyrus

recréer la danse

mm


Souvent, très souvent, presque malgré moi, je me trouve en face des mêmes thèmes. 
Balancement des contraires : obscur-clair, horreurs-beauté, grisaille-souffles, puits-ailes, dedans-dehors, chant et contre-chant.


Pouble-pays*, en apparence ; mais que la vie brasse, ensemble, inépuisablement.

AC

au chantier de l'angle

circulation nocturne

feux blancs et feux rouges

vieux jardins déracinés

pour l'hôpital vide encore

bb

 

La nuit puis le jour

écrire de mes saisons

le balancement

la même lumière baigne

feuilles nouvelles ou mortes

mm
Les mots, je les souhaite au service d'un sens (dont la raison ne rend jamais tout à fait compte). 
Au service d'une signification qui puisse être partagée. 
Ou - du moins - d'une question si primordiale, qu'elle pourrait être celle de tous, et de chacun.

Je m'attelle pour cela à un long travail d'éluci-dation; m'efforçant à la transparence des mots, cherchant pour autant à ne pas affadir le troublant mystère de la poésie, de la vie.

 

un volet levé

l'hibiscus tourné vers l'aube

qui colorie l'autre ?

bb

 

teintes feuilles mortes

le pointillé des cerises

mène vers quel autre?

mm


J'aime que le mot soit rétif. 
Mot sur
lequel on bute, et sans lequel le poème ne tiendrait pas. 
J'aime le traquer ce mot, partout : dans la vie courante, dans d'autres textes, dans le journal, sur une affiche, dans le métro... 
Soudain, il tombe comme un fruit mûr sur un sol en attente; ou se laisse capturer, comme l'oiseau, dans les filets patiemment tendus.

AC
 

J'aime entendre encore

cet oiseau d'Apollinaire

chanson d'aujourd'hui

bb

 

son roman en Braille

près d’elle entendre ces mots

que je ne vois pas

mm


Ce mot que l'on sent juste (qui sonne juste, je lis haut pour l'oreille) fait que l'on peut quitter le poème, en repos.
On s'éloigne, libre; pour renaître, haletant, devant le texte à venir.

Rien de moins abstrait, de moins factice, que cette préoccupation.
Le corps, la circulation sanguine, la respiration s'en ressentent.

grande salle à vivre

devenue chambre d'appoint

nos respirations

...souffles ronflants par l'hiver

dans nos corps et dans la ville

bb

 

Souffle du cyclone

moiteur qui colle à ma peau

mots au ralenti

mm

 

dans la grande artère

le double vitrage étouffe

la circulation

la banlieue est un géant

assoupi et enrhumé

bb


La poésie, par moments, nous grefferait-elle à la totalité, à l'ouvert ?
A la vraie vie ?

Andrée Chedid, accompagnée de Monique et Blandine

 

*pouble : variante de peuple en ancien français

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