Orient Occident
1
A l’ouest de la vallée
Bâti aussi haut qu’un nid
Le village de Grandris
Murs dorés encorbellés
(bb)
Pics et remparts érodés
Un paille-en-queue m’éblouit
Neige sur le Mont-Fuji
Et leurs nuages mêlés
(mm)
Dans la fumée grise
Le parfum des feux de camps
Cendres volcaniques
(bb)
Encens pour le sage ?
Mon citron « Main de Bouddha »
N’offre que du zeste
(mm)
2
Comme une fleur qui se fane
Au jardin abandonné
Sur le mur nu, accroché,
Un bouquet sous cellophane
(mm)
Ô lys privé d’étamines
L’or du cœur dépoussiéré
Et l’odeur évaporée :
Ma mémoire se ranime.
(bb)
Petit lys orange
Au retour de ronde lune
l'espérer encore
(mm)
mais pas un seul point
élytres de coccinelle
d’un beau rouge uni
(bb)
3
Sur la laque cardinale
Une tasse fait nuage
Porcelaine d’un autre âge
Cérémonie monacale
(bb)
Reviendras-tu cardinal
En ton habit d'hivernage
Boire au modeste bocal
L'eau que je t'offre en partage ?
(mm)
La plume en suspens
Ailleurs un toupet de poils
Pour tracés à l’encre
(bb)
Gravés sur melon
Runes ou calligraphies ?
Casse-tête chinois
(mm)
4
Au mur jeu d'ombres chinoises
Des feuillages lambrequins
Au-delà le ciel turquoise
Arbore un air levantin
(mm)
Sur l’estampe japonaise
L’albizia en fleurs lactées
Aux assauts de la fournaise
Replie ses rameaux pennés
(bb)
Le dracena joue
Au kakemono de nuit
Flammes à ma porte
(mm)
Le premier soleil
Un feuillet d’éphéméride
tirer les persiennes
(bb)
5
« Amin ! Amin ! » Au matin
Sur le chantier, une voix.
Les murs de béton renvoient
Son nom, mon rêve s’éteint…
(bb)
L'heure où le muezzin appelle
L'angélus sonne six coups
Mélopée de chants hindous
S'élevant de la ruelle
(mm)
Jour et nuit et jour
A Pushkar l’éternité
pour un lotus bleu
(bb)
clapotis de l'eau
Frôlant les verts papyrus
La felouque glisse
(mm)
6
Au fil des mots retranscrire
Mes jardins imaginés
D'enfance ou d'autres étés
Oh! Tout ce que je désire !
(mm)
Saut du zénith au nadir
La balancelle rêvée
Berce les tons délavés
D’un Orient de souvenirs
(bb)
Fenêtres sur bleu
à en perdre mes repères
arbre, qui es-tu ?
(mm)
Des rameaux muets
laissant couler leurs rayons
flaques d’émeraudes
(bb)
7
Frotter sur la pierre à encre
Le bâton devenu poudre
Gommer faute de résoudre
L’insoluble pour le cancre
Idéogramme ou peinture
Tout résiste à mes doigts gourds
Nommer du vide : "sculpture "
Les rendra-t-il moins balourds ?
(mm)
Le nœud du bambou
pour que chante la kena
il faut le percer
(bb)
Pays de l’enfance
Flûte en tige de papaye
J’étais musicienne
(mm)
8
Ainsi qu’une expiration
Au verre donne naissance
La musique est vibration
Souffle émanant du silence.
(mm)
Nuages en altitude
Sans bruit changeant le décor
Paraissent ou s’évaporent
Des lignes d’incertitude
(bb)
Cinq rangées de fils
Moineaux en notes mouvantes
Sûrs de leurs accords
(mm)
Jamais ne s’arrête
Le galop gris du torrent
Complainte du vent
(bb)
9
Pays brûlé ou moraine
Cône des laves blanchies
Dieu volcan, montagne Reine
Escaladés en manchy
(bb)
La brume comme une traîne
Masque le pic dans ses plis
Granmerkal s'y assoupit
Dit la légende incertaine
(mm)
Peint sur éventail
Le tengu Daranibo*
Replié soudain
(bb)
Pourpre coléus
Dans sa trame, silhouettes
De fiers samouraïs ?
(mm)
*Chien céleste ou Yokaï
associé au Mont-Fuji
10
Ricins aux feuilles ombrelle
Un petit air japonais
Mon jardin réunionnais
Se sent l'âme universelle
(mm)
A profusion l’envieuse
Déméter sème et essaime
Les folles herbes qui aiment
La saison chaude et pluvieuse
(bb)
Sur la céramique
Le graff d'une graminée
Effet kintsugi
(mm)
Baptême du feu
Les ronciers de notre ferme
en émaux de cendres
(bb)
11
En Islandais le mot ör *
S’il signifie cicatrice,
Se prononce comme heurt :
Ligne d’or réparatrice
(bb)
De nos rêves les passeurs,
Les oiseaux en leur vol, tissent
Nos pensées au ciel complice,
Leur insufflant mille ardeurs
(mm)
Empreinte des heures
Songes devenus roman
Hors de la matrice
(bb)
Âme des poètes
De l'enfer au paradis
Traversée lumière
(mm)
*hommage à un roman
d’Odur Ava Olafsdottir
12
En tout temps en tout lieu
Peuplant monts et mers et landes
De mirifiques légendes
L'homme se croit un peu dieu
(mm)
Qu’un orage d’été frappe
Pluie d’éclairs paparazzis !
La bourrasque chasse et happe
Le faux dieu par ses lazzis.
(bb)
Par-dessus le toit
Le ciel... ne vous en déplaise
Ancêtres gaulois
(mm)
Ailleurs au Japon
Dissimuler son nombril
Par peur de la foudre*
(bb)
*
Par superstition, certains Japonais pensent que
si le ventre est nu un jour d’orage,
l’éclair qui symbolise le démon
pourrait frapper directement
l’imprudent dans le nombril.
13
Cérémonie aux défunts
Ces gestes qu’on leur réserve
Que les vivants s’en préservent
Superstitions sans fin
(bb)
Vendredi 13 et sa clique
Chats noirs et porte-malheurs
Me semblent moins maléfiques
Que Covid et ses rumeurs
(mm)
Mouvements de foule
Quand passent les anti-pass’
D’autres en terrasse
(bb)
De plus en plus hauts
Les murs - ma véranda
Deviendra patio
(mm)
14
Carmélite sous son voile
Moine en position zazen
Y a-t-il plus bel amen
Qu'un ciel "pitaclé"* d'étoiles ?
(mm)
Cathédrale Apollinaire
Les cloches à la volée
Des vitraux alvéolés
Bénitiers pleins de lumière
(bb)
Bambou du shoji
Le blanc parfait d'une grue
Du mur envolée
(mm)
Au creux de l’été
Quand se posent les oiseaux
Migre le nuage
(bb)
*Pitaclé : terme créole
signifiant parsemé...
15
Mousson sur le continent
Clandestinement les graines
Germent comme la gangrène
En îlots impertinents
(bb)
Rose, en mon jardin, la reine
D'où te vient cet ondoiement
D'exotique fleur lointaine
Eglantine ou Ispahan ?
(mm)
Approcher des yeux
son réseau hydrographique
pétale flétri
(bb)
Au dos de la main
Réseau graphique des veines
Ousanousava ? *
(mm)
*où allons-nous ?
16
Cheminement d'escargot
Plongeon d'une grenouille
Entre Prévert et Bashô
L' ici et l'ailleurs s' embrouillent
(mm)
Désordre de l’alphabet
Trouble des affinités
Baudelaire avant Labé
« Je vis, je meurs… » Vanités
(bb)
Le fard ambigu
D'un étrange kabuki
'Et Adam fut Êve..."
(mm)
Sous les eaux dormantes
Des lentilles d’eau protègent
Un monde en genèse
(bb)
17
Jamais mon nez n’est plus près
De la terre nourricière
Les herbes folles des prés
Je les sabre en justicière
(bb)
Petits pois à écosser
Humble tâche ménagère
Qui rend la pensée légère
Et sans agressivité
(mm)
Premières tomates
Cueillies avec piété
Tout le monde est là !
(bb)
Déjà du passé
Le goût sucré à mes lèvres
Ô temps des cerises !
(mm)
18
"Uit-Uit-Uit" chante le rouge
Tout nouveau du cardinal
Au ciel froid où rien ne bouge
L'orbe de son vol nuptial
(mm)
écureuils sur le départ
Leur rousseur insaisissable
Plongeant du liquidambar
Feux-follets gagnant l’érable
(bb)
Changer d'hémisphère
Lune bleue pour tout le monde
La même atmosphère
(mm)
Autour de l'ampoule
Une guêpe fait sa ronde
Juste avant l'orage
(bb)
19
Bataillant avec les ombres
J'ai l'impression que mes membres
Tournoieront jusqu'en septembre
Les ailes des idées sombres
(bb)
Au vent, lancinante plainte
À travers les volets cois
Tout'-tout' ! * Répété trois fois
Et ma lampe s'est éteinte
(mm)
Points de suspension
Apposés par le matin
garder les persiennes
(bb)
Grandes arabesques
D'un oiseau à tire-d'aile
Aube en pointillés
(mm)
*Tout'-tout' le cri d'avertissement
de Granmerkal
20
Au trottoir une marelle
Perpétue rires d'enfants
Vole vole, cerf-volant
De leurs rêves la nacelle
(mm)
Jetant la pierre au pavé
Me voici désorientée
A cloche-pied je m’en vais
Un deux trois finit l’été
(bb)
Souffle d'alizé
Les nuages caracolent
En perdre le Nord
(mm)
Pavots agités
des « étudiants » qui font peur
en langue pachtoûn
(bb)
21
Fumées d’opium ou d’encens
Nos paupières larmoyantes
Fuir loin d’une foi démente
Moissons de fleurs rouge sang
(bb)
Chemin d'exil vers la paix
Demain qui sera cerise
Là-bas liberté promise
Les oliviers sont tombés !
(mm)
Rendez-vous de l'aube
juste à l'aplomb de la lune
Mes yeux sous les saules
(bb)
Un grand vent se lève
venu de l'ouest ou de l'est
mon jardin résiste
(mm)
Juillet-août 2021
Monique Merabet (mm) Saint-Denis de La Réunion
Blandine Berne (bb) Villeurbanne et alentours