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Morceaux choisis

Morceau choisi le 22 septembre 2022

​

"Le gardénia en fleurs

​

Désastre blanc, calamité odorante
Les voix couche après couche s'amoncellent, puis
Se dispersent
Oui, c'est indicible
Le blanc n'est pas une couleur
C'est une contenance"

​

Yu Xiuhua La femme sur le toit

 

I

Aux pétales blancs

 

Aux pétales blancs

une abeille a butiné

tout un arc-en-ciel

C’est pour cela que son miel

est coulée luminescente

 

Les abeilles pays (plus petites, plus sombres) que je rencontre sur les fleurs du cerisier (fausses cerises à côtes, pays elles aussi) savent-elles cela ?

Avec leurs cinq yeux, les abeilles voient-elles autrement que moi ?

Yeux à facettes… cinq mille environ, qui agissent chacune comme un récepteur indépendant.

Ma fascination pour cette multiplicité me fait imaginer une acuité visuelle surmultipliée comme à travers un prisme.

Je suis un peu déçue d’apprendre que la vue des abeilles est moins précise que celle des humains et qu’elles ne perçoivent que trois couleurs : le jaune — allant de l’orangé au verdâtre, quand même —, le bleu et l’ultra-violet.

Ah ! Je savais bien que nos petites mouches à miel bénéficiaient d’un atout supplémentaire !

C’est comment l’ultra-violet ? Quelle empreinte laisse-t-il sur le blanc ?

 

Monique Merabet

 

II

Que reste-t-il du blanc des Romains

 

Le vase d’albâtre, tesson après tesson, recomposé

Qu’il faut chercher dans une ville, un musée, une salle en clair-obscur et sa vitrine opacifiée

Déambulation aux heures creuses, des expositions, des photos sous-exposées, mon regard non accompagné et mes pas qui ne suivent personne

 

L’aube mate avant l’éclat de l’aurore

Son surgissement des coulisses du rêve, quand je l’observe, devançant le réveil, Vénus déjà partie à l’autre bout de mon ciel : sans horizon terrestre, panoramique atmosphère 

Du quatrième étage, entre d’autres quatrièmes étages, mais aussi sixièmes ou huitièmes

année après année chaque colline dérobée au paysage : plus d’horizontale, bâti vertical

 

d’où vient le blanc de ma langue

on écrit qu’il est Franc, et désigne la robe des chevaux. 

étaient-ils aussi attelés au char d’Apollon 

destrier de bronze dont la cuisse arrachée reste suspendue à son socle muséal

à Fourvière

galops préhistoriques des os retrouvés au bas de la falaise,

à Solutré

Montblanc du côté du soleil levant 

Comme la lune

Son apparition soumise à condition

On se fatigue l’œil parfois pour savoir si c’est un dos de nuage posé sur le contrefort alpin

Ou Lui

Couvre-chef absolu

 

Où va le blanc de nos langages

Des silences pesants dans la conversation, des armes qui entaillent, d’autres qui explosent sans effet, des seings donnés en confiance, des colons chassés en défiance

 

Des os délavés sur lesquels nous marchons sans le savoir

Tant l’île est petite et nombreux ses ancêtres

La masse de débris microscopiques, coquillages pilés par le ressac, formant sable idyllique

 

Un espace encore entre deux lignes

Avant de lui laisser toute la place

 

Blandine Berne

 

Morceau choisi le Mercredi 29 septembre 2022 

 

À tes yeux, mille ans sont comme hier

c’est un jour qui s’en va, une heure

dans la nuit

Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ;

dès le matin c’est une herbe changeante ;

le soir elle est fanée, desséchée.

(Psaume 89)

 

I

CE QUE DURE UN NUAGE

​

Un nuage rôde

il est ici… il n’est plus

l’aurai-je rêvé ?

Seul poète se soucie

de ce que dure une rose

​

Durée de vie d’un nuage. Durée de vue, plutôt : laps de temps où il reste forme visible à mes yeux, le temps de lui imaginer silhouette d’oiseau, de mouton, de dragon.

Quand le ciel du matin se remplit de ces légers cirrus, plumes ou flocons, ne pas les quitter du regard surtout. Il suffit de se pencher sur la feuille blanche afin de les décrire et,… Pfft ! Ils ont disparu, clin d’œil, bien plus rapidement que mes mots tracent les dix-sept syllabes d’un haïku.

Durée de vie incertaine — un « certain temps », pourra-t-on ironiser —, si brève à l’aune d’une observation humaine ! Mais que valent nos quelques années de plus au regard de l’éternité d’un cosmos? Même si on peut la supposer relative… Qui peut en savoir le commencement et la fin ? Mille ans sont comme un jour…

Pour nous réconforter, on peut inverser la proposition. Chaque instant de fleur, de papillon, d’humain, de nuage… n’est-il pas en soi un commencement d’éternité ?

Merveilleux nuages sans cesse en mouvement, en métamorphose, sous l’action des brises d’altitude, vous contempler, enchante l’âme ! Je songe à cet étrange étranger de Baudelaire, devant qui seuls les nuages… les merveilleux nuages… trouvent grâce, balayant famille, patrie, beauté, fortune.

Et si d’aventure le ciel vide de cirrus, ne présente qu’une face uniforme, bleue, blanche ou grise, il nous reste à regarder les nébuleuses de feuillages ou ces marées d’herbes qui s’agitent et vibrent, ces rubans des éphémères iris d’un jour. L’aube les voit, claquant joyeusement leurs blanches voiles ; ils illuminent un coin de jardin tant que dure le soleil et leur voyage s’achève en un froncement de pétales quand la lumière décline.

Dans la paix du soir qui tombe, tout s’immobilise et s’efface sous une résille d’étoiles. Vivre à l’unisson une heure dans la nuit.

​

(Monique, 4 octobre 2022)

​

II

Des cheveux fugueurs accrochés au feutre d’un béret couleur olivine

Ces cheveux translucides, légers et atones, pareils aux plumeaux flottant sur les champs de canne.

Herbes, cheveux, nuages, rêves, sentiments, liens ou souvenirs, tout s’effiloche ; tout prend son envol et se dissout dans la terre, le ciel, la marée basse des oublis.

Au matin, le nuage est revenu, l’herbe se redresse quand l’épi se discipline, la mémoire repasse les songes de la nuit

Je fais un vœu

 

Boîte à éventails

Entrebâillant son couvercle

Trouver une mèche

 

Boucle blonde de l’enfance

Jouant La Belle Dormant

​

blandine

 

Morceau choisi le 5 octobre 

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« Il sent qu'au-dehors le temps a brusquement changé la pluie fine se résout en bruine. On dirait que la main du vent sème des poignées de sable, des poignées de riz. Dans le lointain, venue des confins d'un monde plus lointain encore, konglong, konglong une clameur s'avance, pareille à une vague. Sin se souvient, il avait cinq ans quand sa mère l'emmenait à Desaru voir la mer, ce jour-là il y avait sur l’eau un vacarme assourdissant de gongs et de tambours, mille mains de robustes gaillards ramaient dans des bateaux à tête de monstres pourvue de cornes et d'une longue barbe de vieillard – ce sont des bateaux-dragons, lui avait dit sa mère. Sur les bateaux étaient peintes d'immenses écailles en rouge ou en vert. » 

 

NG Kim Chew Pluie

 

I

 

Parallèle à la langue de sable mouillée

La pirogue semble suivre son balancier

L’eau claire du lagon, ses cendres l’ont brouillée

Miroir perdu de la veuve aux traits émaciés

 

La pirogue semble suivre son balancier

Mais vous resterez au creux du tronc évidé

Miroir perdu de la veuve aux traits émaciés

Dérive un radeau de palmes et d’orchidées

 

Blandine

 

II

LES DRAGONS DE DESARU

​

Passage en morceaux choisis

à ces fêtes d’autres peuples

étrangers nous sommes

sans espoir d’apprivoiser 

dragons lions ours ou licornes

 

Souvenirs d’enfant d’un pays lointain, loin là-bas, pas même de mon hémisphère. Quelles réminiscences peuvent-ils créer pour mon âme réunionnaise ?

Peut-être la reconnaissance implicite par un gène de Malaisie ou de Chine transmis par un probable ancêtre. 

Bateaux-dragons que ramènent le vent et le bruit de la mer, konglong, konglong… 

Les dragons, êtres mythiques issus de je ne sais quelle réalité, n’occupent-ils pas une place de choix dans notre subconscient universel ? 

Dragons un peu dinosaures, un peu serpents, un peu oiseaux, déclinant les différents degrés d’une possible évolution, leur majesté et sans doute aussi leur cruauté nous fascinent

Qui saurait résister à l’attrait de leurs écailles à la flamboyance rouge, verte ou bleue, de leur regard en spirale, de la magnificence de leur vol ?

Fascination hypnotique, un peu comme celle que génère une flamme à laquelle le papillon finit par se brûler.

Gentils dragons, pourtant, des livres pour enfants, à ranger au rayon des « gentils » nounours ou des « mignonnes » licornes, peluches pour câlins. Tous ces arrangements afin de juguler nos peurs, de les mater. Un petit-neveu, persuadé de la présence d’une vilaine sorcière sous son lit, avait réglé le problème en menaçant la dite sorcière… Efficace pour dormir tranquille.

Les tambours et pétards des fêtes chinoises et ce vacarme assourdissant sur la plage de Desaru, n’ont pas d’autre objectif. 

​

Monique

​

Morceau choisi le Mercredi 12 octobre

​

J’ai vu, ce matin, un petit renard qui a haussé les épaules en me voyant et a disparu promptement dans les buissons. il avait le visage malicieux d’un petit marquis. Le renard, un petit marquis des collines. Et ce renard m’a fait penser à ceux que je rencontrais, dans mon enfance, dans les livres de Benjamin Rabier, et plus tard, dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, que j’ai envie de relire. Il faudrait pouvoir voyager avec sa bibliothèque comme un escargot avec sa coquille. Mes livres de Paris me manquent et je les consulte ou les relis, par la pensée…

​

(Jean Chalon, L’ami des arbres)

​

I

Dans la bibliothèque familiale, il n’y avait qu’un seul tome de la collection Pléiade, au milieu duquel on trouvait, malgré l’austérité du papier bible, une série d’illustrations à la simplicité rassurante : une rose, un chapeau, une planète, un renard.

 

épine de rose

moins blessante pour le corps

qu’un ami parti

 

 

A peu près à la même époque mes professeurs de lettres classiques évoquaient au détour d’une version ou d’une lecture, la sauvagerie d’un renardeau mangeant le ventre du jeune Spartiate et la vilenie de maître Renart, égale à la pleutrerie d’Ysengrin.

 

Mais qui se pencha

Pour croquer un bout de lune

Au profond du puits

 

Parfois le long des routes, les nuits de neige, j’ai vu l’éclat d’automne d’un pelage roux et deux yeux comme ceux des chats. Sa silhouette se superpose aux Rêves de Kurosawa dans la forêt de cryptomères du Japon : l’enfant a désobéi à la mise en garde de sa mère et le voilà caché derrière les troncs à regarder passer le mariage d’une renarde… on n’espionne pas impunément les esprits de la nature.

 

Du seul shamisen 

la gamme pentatonique 

me glace le cœur

 

blandine

​

II

LE RENARD EXOTIQUE

 

Mes chemins d’enfance

canne à sucre géranium

Hauts de l’île australe

où ne rôde aucun renard

sinon dans livre dèor

​

« J’ai vu ce matin un petit renard… », dit Jean Chalon.

​

« J’ai croisé un petit renard… », dit l’amie de Picardie.

​

Animal kigo de forêts, de campagnes, de légendes… Universel, ai-je lu lorsqu’il a été choisi pour thème d’un concours de haïkus.

Je me suis insurgé. Comment ? Vous oubliez l’île réunionnaise que jamais ne hanta la frimousse d’un renard roux.

Puis, réflexion faite, je pense que le renard a bien sa place dans le bestiaire créole, par la grâce d’une fable et d’un Petit Prince.

Il y a longtemps… cette institutrice d’un coin perdu de l’île, apprenait à ses élèves la classification des animaux suivant leur régime alimentaire. pour les mammifères, notre île n’étant dotée que de rares spécimens, rats, souris, musaraignes et tanrec, il fallait bien puiser dans les manuels scolaires de l’école française : J’ai vu le loup, le renard, la belette…

À sa question : « Que mange le renard ? » elle a obtenu cette réponse spontanée, en créole s’il vous plaît : « Ronar i manz fromaz » !

​

Monique

​

Morceau choisi le mercredi 18 octobre

​

« Dans ces pensées où balançait mon cœur, sans plus tenir compte du sentier pierreux, dans la profondeur de la nuit, je revins à la cabane d’où j’étais parti à l’aube, et la clarté de la lune nous était d’un doux réconfort tandis que nous marchions. Ensuite, pendant que les serviteurs s’affairaient à préparer le dîner, je me suis retiré tout seul dans un coin de la maison pour t’écrire, à la hâte et en improvisant presque, ces pages ; je ne voulais pas, en les différant, changer de sentiments en même temps que de lieu, ni que s’éteigne mon désir de t’écrire. » 

​

Pétrarque, L’ascension du Mont Ventoux (1336)

​

I

 

Si Colette écrivait toujours sur du papier bleu des mots déroulés, tandis que leurs jambages prolongent la pensée, sautant les générations jusqu’à nous, comme les plantes vivaces qui passent invisibles l’hiver, puis-je écrire sur le ciel ?

La trace du nuage forme un Y tête bèche, delta au lieu de confluences, entre la nuit qui s’efface et le jour solaire. Chaque aube est en réalité une page bleutée frôlant la perfection. Sans dunette ni trois-mâts, ma terrasse sur mer de béton ouvre un ciel renouvelé où rêver : plus large que les grandes toiles du cinéma, plus transparent que les eaux d’une baie, l’azur m’écrit qu’il est temps de vivre.

Mes regards au Sud ; l’avion d’Ouest en Est arabise la ligne. Une intersection. D’autres voyages venus du Nord.  Rose des Vents éphémères au-dessus des villes proches d’aéroports. 

La nuit, je compte les pierreries de la ceinture d’Orion. J’accroche ma songerie au rubis de Bételgeuse comme on suspend son manteau après une longue promenade.

​

D’ici invisible

L’esse du Scorpion géant

Hémisphère Sud

​

(BB)

​

II

 

ÉCRIS-MOI…

Écris-moi… Écris-moi.

J’ai besoin de ces mots

tracés à la plume,

de ces mots

avec, au bout

quelqu’un qui pense à moi.

Écris-moi !

Ton paysage, là-bas,

a besoin de tes mots

pour vivre.

La boîte aux lettres

reste vide

et le monde de là-bas

plonge dans le silence

perd ses couleurs, sa brillance,

comme une absence.

Tout est blanc…

Il est vrai, la neige… là-bas.

Mais la neige vit et crisse

et sa blancheur luit doucement

au creux des mots que tu dessines.

Écris-moi…

Sans tes mots, tes paysages

soudain se figent,

Images.

(MM)

​

Morceau choisi le mercredi 26 octobre

​

Le ciel peu à peu s’éclaircit ; du brouillard ne persistait plus qu’un nimbe entre le soleil et les contours bleutés du lac. Ce jour d’automne était d’une insolite douceur après les pluies de tempête. Une quiétude un peu irréelle émanait du rapprochement fondu des perspectives coulissant comme de fins décors de théâtre. Par contraste, gigantesque, le volcan éteint pivotait avec lenteur et solennité autour de la barque minuscule. Les rives les plus reculées échappaient à son ombre, du côté des plantations de théiers. Sur fond de rochers et de lianes, à l’abri d’un grand cèdre, une pagode à deux niveaux se dédoublait elle aussi dans ces eaux profondes qui, selon l’orientation, viraient du noir anthracite au vif argent.

(Hubert Haddad, Le peintre d’éventail, p 49)

I

Vif-argent, tel était le nom du mercure. Qui a connu le thermomètre en verre dans lequel le métal liquide se dilatait ou se rétractait en fonction de la chaleur, a connu aussi sa brisure et les farceuses billes d’argent, bien vivaces en effet, qui roulaient où elles le voulaient et qu’on pouvait rassembler et fusionner sans avoir fait d’études de sorcellerie. 

« Le mercure s’envole », la phrase est surannée mais adaptée à notre présent. L’automne visible sur le cep de la vigne dorée, à la durée rétrécie des jours… Pourquoi les jeunes filles descendent-elles la passeggiata en dos nu ? Les rues médiévales du Vieux Lyon, les tours Renaissance aux tons vénitiens ombrent à peine des vitrines parées d’araignées, de crânes et de citrouilles à la mode d’Halloween, mais le glacier de l’angle fait recette à la place des vendeurs de marrons grillés. 

 

Il n’y a bien que mon père pour m’en préparer une poêlée, taillant en angle leur peau cirée afin que les marrons n’éclatent pas sur la plaque perforée. Ces châtaignes devenues anthracites, sorties une par une du sac en papier, et nos doigts bientôt noirs comme ceux des charbonniers.

 

Marron écorcé

Je goûte sa chair ivoire

Feux des souvenirs

Où l’on jette un vieux journal

des mots rougeoient et se cornent.

 

(BB)

II

QUI EST IMMOBILE ? QUI SE MEUT ?

Sur les bas-côtés

six éoliennes avancent

jamais atteintes

poursuivants qu’on finit

par laisser derrière soi

 

La voiture file sur une route de France, Picardie ou Charente. Je retrouve l’impression de ces courses d’enfance, la roulette paille canne (moulin à vent) qui tournait au bout de mon bras, à ne plus savoir si elle n’était pas l’hélice qui m’entraînait… Ici, le mouvement est donné par un deus ex machina géant dont on ne voit que les doigts surgis de terre.

Illusions cinétiques — Qui est immobile ? Qui se meut ? —, au rang desquelles il faut ranger la lune qui danse en son nimbe de nuages, le volcan pivotant autour de la barque, et, pourquoi pas, le soleil décrivant son orbe d’est en ouest…

Ou encore ce moucheron du matin évoluant autour de ma tête. Peut-être se pense-t-il immobile, spectateur d’un étrange théâtre aux décors coulissants, monde qui se révèle à ses facettes d’insecte : un mystérieux château baroquement bâti avec ces ouvertures en forme d’yeux, d’oreilles, de nez, de bouche et ce mur de paille blanchie qui revient à intervalles réguliers.

Dans sa tête de moucheron, perçoit-il l’écho de mon agacement — ça suffit ! Va-t'en, va-t'en ! — comme solennelles paroles d’une tragédie ?

To be or not to be.

(MM)

​

Morceau choisi le 2 novembre

 

« Soudain des choses auxquelles je ne m’attendais pas, auxquelles je n’avais jamais pensé, sont survenues dans le texte, et j’ai immédiatement su que c’était ça, l’écriture. J’ai regardé ça, qui n’exprimait ni mon moi ni mon monde, mais le texte, ce qui s’y était passé à un moment particulier. Ce moment ne pouvait pas être reconstruit, il appartenait seulement à la situation dans laquelle il avait surgi. L’art de l’écriture consistait à trouver un autre moment de ce genre, puis un autre et encore un autre. Le résultat fut mon premier roman. » 

Tant de désir pour si peu d’espace, L’art d’Edvard Munch de Karl Ove Knausgaard. (p.105)

​

I

Gris bleutés d’un soir

au manguier fleurs et oiseaux

la nuit sera riche

mon carnet toujours ouvert

à l’ailleurs d’un haïku

Écrire est toujours une aventure, un voyage aux longs détours, aux surprises récurrentes. Je le ressens ainsi lorsque « Soudain des choses auxquelles je ne m’attendais pas, […] sont survenues dans le texte… »

Ou bien lorsque apparaissent ces lapsus bienheureux qui ennoblissent la pensée, qui la projettent en des ailleurs insoupçonnés, venus de l’inconscient parfois collectif nichant en nos riches mémoires.

Le haïku, captant des instants particuliers qui peuvent se reconstruire par le biais d’un souvenir n’échappe pas à ce surgissement inattendu. Ce pas de côté qui survient après la césure et détourne de l’observation concrète, lui ne peut pas être reconstruit. Et le haijin est souvent contraint d’attendre que se glisse sous sa plume ces mots essentiels qui donnent tout son sens au haïku. Combien de mes tercets finissent papier bouchonné à la corbeille, faute d’avoir su capter le déclic révélateur.

Et parfois… parfois…

​

L’ombre sur le mur

elle ne dit pas si

la papaye est mûre

     

(Monique Merabet dans 3 feuilles sur la treille, éditions L’iroli)

​

II

22h44 : Tirer la couverture, une porte qui s’ouvre, le dernier bouillon du risotto au potimarron, ce bus trop plein dans la nuit, en double-file, dernière prise pour enregistrer le chant andin, entre violon et flûtiste, moins de 10 jours pour préparer l’opération, à 4 copies de la fin poser le paquet, rassembler les miettes dans la pelle, livres étalés mais couvertures gondolées, dézipper les bottines jaunes, en quelques mètres de pluie battante, avec google traduction : rédiger avant midi la recette ukrainienne de soupe à la betterave, si on parlait de Pouchkine, d’Onégine et de l’aristocratie russe ? ViKtoriia et Mariia, avec 2 i, Youness aussi pendant la récréation, 33 autres, 25 encore, la salle de classe chauffée par nos respirations, on fignole le prochain sujet, couloirs et plafonds teintés de rouille là où ça fuit, salle des profs, café à 40 centimes, le retour du noir dans les vêtements, sourire de Cécile, faire un détour par le parking, devant l’immeuble, les poubelles collectives déjà vidées, l’une presque glissée hors du trottoir, personne dans l’ascenseur, sinon moi dans la glace, fermer la porte, jeter la mouture de café pour le compost, enfin l’eau chaude sur mes orteils, 7h00 seconde alarme de mon téléphone, pousser la couverture, bribe d’un rêve où je remonte le temps de ce mercredi 9 novembre.

​

Blandine Berne

​

Morceau choisi le mercredi 9 novembre

​

Comme les camélias, nous tomberons tous, un jour ou l’autre, sans même avoir le temps de dire « aïe ».

Les ombres du déclin s’approchent.

Les ombres de l’oubli aussi.

Mais la poésie veille et, avec elle, la couleur des mots.

Le haïku est cette petite flamme de liberté qui ne cesse de battre au milieu de l’enfer du monde.

N’ayons pas peur de ces ombres que nous ne comprenons pas, que nous ne maîtrisons pas. Sans elles, il n’y aurait pas de poème possible, pas de mystère.

(QUAND LES OMBRES S’APPROCHENT POUR CHANTER, Thierry Cazals in Les herbes m‘appellent, p.229)

I

LES ARBRES AUSSI…

Au tronc arasé

j’ai posé des chrysanthèmes

et soleil gagnant !

j’ai retenu tous vos noms

âmes des arbres tombés

Les arbres meurent aussi… de vieillesse, de maladie, de cyclone, d’invasion d’aleurodes, de la maladresse d’un élagage trop poussé, du sans-gêne humain lorsqu’il s’approprie l’espace pour construire immeubles ou autoroutes… ô Amazonie !

Contempler mon jardin, ce matin. Mélancolie des troncs raccourcis, sans feuilles, que le soleil rayonnant fait paraître encore plus incongrus. J’aimais tant ses poches d’ombre, ses clair-obscur.

Des disparus de mon jardinet, je me remémore les espèces : papayer, buis de Chine, franciséa, figuier, mimosa.

Mon petit carré de cour sans ombrage, a-t-il perdu tout mystère, toute poésie ?

Aux pétales blancs du caféier-fleur, une abeille arrive pour l’ultime grain de pollen. Demain il sera trop tard.

​

Arche préservée

aux rameaux fleuris s’ébattent

les oiseaux-lunettes

friands de ces gouttelettes

que laisse mon arrosage

​

Et le bulbul familier vient en visiteur matinal, son chant inspirant les haïkus ; il lorgne les « cerises » débordant par-dessus le grillage… mon verger d’à côté.

(Monique)

 

II

L'année écoulée
En gouttes de cire chaude
Glacis du gâteau

Dans le ventre de la terre, un aimant géant dont l'énergie paraît sourdre soudain sur les pentes du volcan.
Après l'éruption, des coussins de lave, des gratons calcinés, tout un réseau de tubes souterrains, avec parfois l'empreinte fantôme d'un tronc d'arbre.
Cette force caverneuse attire au sol les pétales de l'amaryllis quatre fois fleuri, aussi sûrement que le tournesol s'étire vers le ciel. 

Des feuilles s'amassent au pied des platanes de l'allée, poussées par le souffleur, Plluie  fraîche par la rue en pente. 

Ruisselle jusqu'à la Saône laquelle rejoint le Rhône : que chaque goutte trace sa route dans les eaux vertes en suivant diverses sentes du delta et l'une d'elle passera la mer, croisant les canots des migrants de Méditerranée, reprenant à contre cœur l'errance des Ulysse aux centre des tempêtes sorties tout droit d'un sac.

Brouillard automnal
Mille perles de rosée
Au fil d'Arachnée

 

Penchée en avant
Pour protéger de l'averse 
Le courrier du jour

 

(Blandine)
 

morceau choisi le 16 novembre

​

« Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie. » Les Vrilles de la Vigne Colette

 

I

ET SI TU ARRIVAIS…

Au soleil ardent

dans le blanc du chrysanthème

le bleu d’un iris

l’impression d’être chez soi

clé trouvée sous paillasson

​

En ce jardinet que je dis mien, je suis entrée simplement sans rien déranger des êtres qui y vivent. Ni intrusion, ni effraction, en toute innocence comme aux vergers de l’enfance que pillaient nos bouches avides. Mais notre passage sur Terre qu’est-il de mieux qu’une maraude en ces jardins qui s’offrent à notre émerveillement ?

Jardins où l’on s’invite, ceux où l’on est invité…

« Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais… »

Quand l’invitation vient de Colette, comment résister ?

Eden de fleurs et d’oiseaux et d’abeilles, dont nous gardons l’espérance,

jardins de senteurs, de saveurs, de couleurs,

jardins de poètes où chaque soupir se fait corolle

jardins des âmes où nous attendent nos disparus tant aimés ;

jardins de silence et de solitude, si loin des bruits du monde lorsque tous les « rien » nous sont rendus,

jardins secrets de l’aimé que nous habitons pour une seconde, une éternité,

jardins d’ombres et de lumière de nos réveils éblouis,

jardins de la nuit qu’ensorcellent d’invisibles grelets,

Jardin de mots que l’auteur crée et partage — alé di partou —, que le lecteur accueille et recueille en y glissant ses ressentis, ses souvenirs.

Qu’elle soit haïku ou roman, l’écriture n’est accomplie que pour autant qu’elle offre cette osmose à l’un et à l’autre.

Pages qu’il suffit de tourner… Le livre est alors l’objet qui nous emporte, nous promène, nous brinqueballe aussi lorsque les mots se font cris ou lorsque jaillissent ces pensées « interlopes » dont on n’avait jamais pris conscience et qu’on sait vraies de toute éternité.

On s’y perd, on s’y love, on y rêve, repoussant nos frontières intimes, agrandissant le champ de nos possibles.

Nous avons besoin des jardins des autres, écrivains et poètes qui ne craignent pas d'être « possédés », que leurs textes soient mis en sourdine, deviennent décor, afin de laisser s’installer les sentiments d’un lecteur qu’ils ne rencontreront jamais.

C’est ainsi que se conçoit l’universalité de l’écrit.

(MM)

​

II

Le réseau social est-il un élément naturel au même titre que l'homme dans la création, croyant s'en extraire, mais s'enlisant, à force d'artifice, dans le cataclysme programmé d'une fin collective?
Le réseau au petit oiseau bleu me propose : "Postez la dernière photo de nature que vous avez captée, sans description ni commentaire." Déjà les réponses forment un nombre à quatre chiffres.
  Je pars dans deux quêtes. Scroller les paysages des autres, beaucoup d'arbres dans les lumières intermédiaires du crépuscule ou de l'aurore. Des ciels aussi mouchetés de nuages... Je m'égare vers la piste personnelle : faire défiler le dernier mois où mon album est mosaïque de photos prises essentiellement dans les musées -oeuvres, cartels- dans des villes, portraits de famille aussi, mon père avec mon plus jeune fils.


Est-ce que c'est la nature s'il y a le pavillon d'un amaryllis ? Est-ce la nature si les volutes d'une vigne s'accrochent aux balustres de fer près du vieux pont Saint-Laurent ? Je remonte les images jusqu'aux souvenirs d'été, puis j'abandonne. 

Réseau de la sève
Un pétale s'est fripé
Azur au travers

(BB)

​

morceau choisi le 23 novembre

 

Coquillage

 

Rien, rien du tout

est né,

meurt, le coquillage dit encore

et encore

depuis la profondeur des creux de rocher.

Son corps

balayé par la saison – donc quoi ?

Il dort

dans le sable, séchant à la lumière du soleil,

se baignant 

à la clarté lunaire. Rien à faire

avec la mer

ou quelque chose d’autre. Dessus

et dessus

il disparaît avec la vague.

(Takahashi Shinkichi, 1901 – 1987)

 

I

Dans un tableau d’Odilon Redon on trouve un coquillage à nul autre pareil, remontant l’ordre du vivant : poussière de pastel épousant les nuances de chair, il flotte en nuage sur l’azur ; petites craies friables aux couleurs éternelles que l’artiste dépose sur le papier bistre du bout des doigts. 

Teintes volatiles conservées depuis des siècles, malgré la lumière, le frottement de la vitre où parfois le double inversé du dessin se retrouve si l’encadreur descelle votre châsse. 

Conque, tu étais poussière de calcaire et tu redeviens corset nacré grâce à l’artiste habile. Sur le tableau sans doute ses empreintes digitales ont laissé de l’ADN au milieu du rêve. 

D’autres coquillages sur des plages antipodes se sont usés dans l’écume pour former la grève où le touriste prend des couleurs vite dissipées après les mois d’automne.

​

Ici on ajuste

Au pavillon de l’oreille 

celui de la conque

dans les îles Tuamotu

la plainte rauque du Pu

 

* en Tahitien le U se prononce OU

(BB)

​

II

AU CREUX D’UN ROCHER

 

Au creux d’un rocher

naissent formes et couleurs

irisant le sable

nos moissons de coquillages

que la mer offre à la lune

​

Merveilles de la mer… à la splendeur déployée au fond des abysses aux reflets pâlis, ternis des coques vides que les flots laissent à nos cueillettes enfantines, trésors qu’on enfouit au fond d sa poche, à l’abri des convoitises des cousines…

Alon ramass kokiy, l’instant préféré des parties bord la mer, après la baignade. Cinq fillettes courbées, ratissant quelques ares de plage ou de rochers, Marmay alé pa tro loin, dépass pa bann filao laba…

Et puis s’asseoir sur le sable doux et tiède, sortir sa moisson de cailloux, comparer, se glorifier, envier… infimes trophées qui finiront en boîtes et bocaux, que l’on oubliera jusqu’aux vacances prochaines.

​

Sur une étagère

porcelaine empoussiérée

entendrai-je encore

le grondement du ressac

que la mer lui a confié ?

​

Pliant installé à l’ombre des filaos, la vieille dame laisse couler le sable entre ses doigts. Poussière de coquillages, vies minuscules roulées, effritées par le moulin de la mer ; mouture de plus en plus fine jusqu’à ce que s’effacent formes et couleurs, jusqu’à les réduire en pièces d’un puzzle impossible à recomposer.

Merveilles de la mer s’écoulant le temps de quelques secondes, éternité en si vaste sablier.

​

Combien de carapaces vernies, nacrées, combien de tests, d’arborescences coralliennes, a-t-il fallu pour cette poignée de poussière ? Combien de petits riens emplissant la main ?

(MM)

​

Morceau choisi pour le 7 décembre :

« Nos objets perdus retournent sur leurs lieux d'origine, à leur véritable source : le crucifix à l'arbre vivant dans lequel il fut taillé, les rubis à l'Océan Indien. La genèse de mon manteau, en fine laine, se défile à l'envers sur les métiers à tisser, retourne sur le corps de l'agneau, un mouton un peu à l'écart du troupeau, qui broute à flanc de coteaux. Un agneau ouvrant les yeux aux nuages qui ressemblent un instant au manteau laineux de sa propre espèce. »

 Patti Smith M Train

I

Dans la nuit muette

Fracas du grand essorage

L’esprit au silence

Cherche le chemin du texte

En épinglant les textiles

bb

​

II

UN MOUTON, UN NUAGE

5 décembre 2022,

​

Photo hivernale

de son gros pull floconneux

jours d’été aride

à guetter au ciel trop bleu

le moindre brin de nuage

​

Bonheur de partager cette belle vision de l’artiste Patti Smith qui, dans un retour aux sources saisissant, parvient à détricoter son pull pour qu’il redevienne agneau puis nuage… Pensée qu’on peut répéter pour d’autres objets que nous fabriquons : j’imagine sans peine le livre ou mon cahier, retrouver pages blanches puis feuilles, écorces d’un arbre debout.

Avatar de ce « Back to the tree » proféré comme leitmotiv par l’Oncle Vania dans l’ouvrage « Pourquoi j’ai mangé mon père » de Roy Lewis, prônant un retour aux origines d’humanité qui arrangerait bien beaucoup d’entre nous, happés par les conséquences d’un « progrès » numérique trop rapide.

À l’inverse, plonger dans la magie de ces contes russes où une princesse-grenouille éparpille les écheveaux de soie qu’on lui a confiés et récolte, en retour, une pièce d’un somptueux brocart.

Tisser, tricoter, une maille à l’endroit, une maille à l’envers… ainsi font les inventeurs de contes ou de mouton pour Petit Prince.

Est-ce nuage au ciel du désert — ou plutôt absence de nuage — qui a inspiré à Saint-Exupéry ce « Dessine-moi un mouton », devenu culte.

Mouton fictif dont on ne retient que les bouclettes. Peu importe si elles deviendront laine pour nous habiller ou moutonnement au ciel d’été. Le plus beau mouton (et, partant, nuage) du monde est celui qui se balade dans notre boîte crânienne. N’est-ce pas, Petit Prince ?

(MM)

 

morceau choisi le 7 décembre 2022

​

« Je les rencontre une fois par semaine dans une rue en pente. Je les ramène chez moi et je les regarde vivre. Apparemment c sont des fleurs. Apparemment. Les choses ne sont jamais seulement des choses. Celles-ci par exemple, des tulipes, font résonner dans l’appartement une note gaie, fraternelle. Les livres que je ne peux ‘empêcher d’ouvrir ne sont pas aussi généreux. Les livres ne savent pas, comme les tulipes, mourir et renaître et enfin mourir pour de bon. Ce qui aide, c’est ce qui passe. Ce qui prétend à l’éternel n’est d’aucun réconfort. »

(Christian Bobin, Autoportrait au radiateur, 1997)

​

I

Tulipomania 

 

Quel plaisir de déjouer le clavier intuitif d'un mot qu'il ne connaît pas.... cependant mon smartphone conserve-t-il en mémoire les mots imprévisibles que je lui impose par douces impulsions sur l'écran ? Écrirai je le même texte si ce n'était du bout des doigts ?

Blaise Cendrars, écrivain orphelin de sa main, inaugure une façon particulière d'écrire à la machine... Le poème île. 
Îles îles îles...plaisir tactile de former un accord syllabique comme on pose un accord pianistique ! Avec la percussion particulière aux bras d'acier des premières compagnes à écrire.

Je voulais donc écrire le mot : tulipomania, ou comment oublier la valeur des choses. Souffler le froid et le chaud dans une bulle de profit qui s'entasse sous les serres, en attendant la pousse du bulbe. Un Pays Bas faisant grimper le cours de l'oignon....de tulipe. Noirs calices, creuses tiges dans des vases peints à Delft ou Anvers. Les fleurs coupées ornent les tables des vivants et des disparus.

Dans la tradition juive, un caillou est posé sur la sépulture par celui qui prie, et une bougie attend à l'arrière de la tombe.
Quand la tête de la tulipe ploie, que sa tige s'incline vers le sol avant que ne choient chacun des trois lourds sépales....
Iles ...
petites pierres des tombes qui accueillent la pluie et le soleil au zénith 
plus luisantes ou plus chaudes, mais vivantes de leur vie de pierre.

Îles îles îles
Coraliennes volcaniques
l'humus est fécond 
Pied de coco voyageur
Oiseaux semeurs de graines

bb

​

II

LA FLEUR ET LE LIVRE

 

Tite fleur fanée…

la chanson nous met au cœur

tendre nostalgie

se consoler d’éphémère

en fraternelle harmonie

 

« Ce qui aide, c’est ce qui passe. »

Seul l’enfer est pétri d’éternité, châtiment dont on ressent la perpétuité puisque l’on voudrait y échapper… vainement.

J’imagine un paradis léger et changeant comme corolle dans le vent. Telles fleurs de fanciséa aux nuances violet/parme/blanc sur la même branche. Là la pensée se repose, emportée par la danse des pétales. Plus de questions comme celles que nous lancine une mésattente : ce sera pour quand, pour où ? Dans combien d’années, de jours ?

Contempler une fleur abolit l’inquiétude d’exister et nous délivre de la crainte de partir sans laisser de traces écrites.

« Les livres ne savent pas, comme les tulipes, mourir et renaître et enfin mourir pour de bon. »

Ce que réalisent de simples tulipes, ne le pourrions-nous pas à notre tour ?

 

Ses mots de poète

ne nous disent que l’Amen

naître puis partir…

Vivre ce que vivent roses

là est notre grâce ultime

(MM)

​

​

Du 1er au 25 décembre :

BB

MM

 

Lu !

la joie

en drapeau

flottant au vent

mèches en révoltes

libres accroche cœurs 

les boucles des majuscules

 

gestes déliés de l'écriture

des mots-pièges aux lettres muettes

les chanter avant / la disparition

ma langue vivante puissant étendard

Un cri de nouveau-né préfigurant le dire

Vient l’enfance aux jambes nues, au temps démesuré

Et puis grandir... notre mémoire en mode pointillés

 

Piquée sur un talon aiguille : incongrue feuille d’érable

À cloche-pied l'enfant va droit au paradis de la marelle

Son galet jeté loin des Enfers à la craie geste pendulaire

Sept cases du calendrier/ et la pendule/ à l'heure de Noël.

On pourrait conter le monde avec une seule main semaine divine

Un jour viendra, un jour de palme indélébile inscrite au ciel d'un vingt décembre

Ce ciel a la texture épaisse d’un ruban de feutrine / nuages en flanelle 

D'un hémisphère à l'autre / les nuages se ressemblent / solstice d'été ? d'hiver ?

noctambules préférez-vous la longue nuit qui pleure à mes carreaux à la moite et courte ?

morceau choisi le 14 décembre

​

« Deux rabbins sont à l'arrière d'un taxi à New York. L'un dit à l'autre : « Je suis petit et médiocre. Je suis inexistant. » L'autre renchérit : « Quant à moi, je suis poussière de poussière, fumée inconsistante, informe et ridicule. » Le chauffeur de taxi se retourne vers eux et s'exclame : « Mais enfin, Messieurs les grands rabbins, si avec votre sagesse, vous êtes poussière et fumée, alors moi, je suis un néant de néant, un déchet minable, un résidu… » Les deux sages se tournent immédiatement l'un vers l'autre et disent : « Non mais, pour qui se prend-il, celui-là ? »  Delphine Horvilleur Vivre avec nos morts, petit traité de consolation (p.65 en Livre de poche)

​

I

Vaut-il mieux être né de la boue ou d’une côte surnuméraire ? Le grain de blé aimerait-il choisir son destin : rester au grenier le temps de trouver meule et devenir farine ou patienter dans la resserre avec les autres grains qui ensemenceront la nouvelle récolte ?

Chacun de nous peut bien rivaliser d’ambition ou de simplicité, on glisse comme les cinq petits pois d’Andersen de la cosse vers la main d’un petit voyou qui souffle avec sa sarbacane lui ici, l’autre ailleurs.  Dans le conte danois, le plus heureux des pois tombe entre ciel et terre dans la gouttière d’une fenêtre de chambre de malade. Petit pois de senteur, petit pois de Sauveur, il laisse germer l’espoir de l’enfant qui se croyait perdue et de sa mère…pour une fois qu’un conte d’Andersen ne finit pas mal !

 

Qu’est-ce qu’un petit pois ? Un grain de blé ? Un grain de riz – « quand vous versez le riz dans la marmite, vous devez rester près de l’évier et veiller de vos propres yeux à ce qu’aucun grain soit perdu et que la quantité d’eau prescrite soit observée » écrit le moine Dôgen à l’attention du cuisinier zen – une goutte d’eau ? une troisième étoile ? un tir de plus ou de moins dans un filet ? un poisson qui passe au travers ? Une mèche qui dépasse ? Une ville en ruines reconquise ? un degré de moins au thermostat ? Une minute de soleil en plus pour l’aube australe ? un millimètre de pluie ou un centimètre de poudreuse pour l’hiver du septentrion ?

 

J’apprends dans un livre de Delphine Horvilleur que la phrase du roi Salomon sur la vanité « Havel » en hébreu se traduirait plutôt : « Buée des buées, tout est buée ». Et si c’était le juste retour de l’eau qui fait cuire le riz vers le ciel ? Buée, tu es buée et tu retourneras à la nuée. 

 

libérer les grains

collés en fond de marmite

Avec un peu d’eau

 

L’eau aussi est délivrée

Vapeurs d’un monde flottant

 

bb

​

II

RIEN DE RIEN…

Pendant du plafond

une toile s’illumine

au soleil entrant

même le travail de l’ombre

laisse trace perceptible

​

Les araignées de la nuit tissent leurs fils de soie ténus dans l’illusoire espérance que rien ne viendra déranger leur œuvre secrète. Dirons-nous qu’ils n’existent pas ?

Notre monde-matière prend ainsi appui sur tout un faisceau d’inconsistantes « poussières de poussières », imperceptibles à nos sens.

Et la lumière qui le révèle se compose de presque riens de photons ; dirons-nous qu’elle ne compte pas, qu’elle n’existe pas ?

Buée, fumée, poussière, cendre, chacun des quatre éléments laisse empreinte que nous découvrons ou non. Traces matérielles, aussi ténues soient-elles d’un monde qui est, de ce qui a été et que nous ne reconnaissons plus. Les appellerons-nous néant ?

Ossements, cendre ou poussière, de nos existences issues de la matière, il restera toujours quelque chose, ne serait-ce que ces gènes que nous transmettons de génération en génération. Les grandes religions ne nous promettent pas le vide mais un au-delà aux contours flous et aléatoires, un futur où notre présence sera autre mais effective, rejoignant les Saints et les Anges.

Ainsi ne pouvons-nous nous targuer d’être néant. Le néant — ce qui n’a jamais été — est l’apanage de Dieu dont les Sages cherchent vainement preuves d’être ou de non-être.

(MM)

​

morceau choisi du 21 décembre

​

"Dans le livre de Margareth Wrinkle, l’esclave Wash nous livre ses pensées : « Les Blancs aiment rester le nez dans leurs registres. Ils les emportent avec eux, toujours, ils se plongent dedans comme si tout ce qu’il y a d’important c’est écrit quelque part dans un livre. Comme si c’était la seule façon de savoir ce qui s’est passé pour de bon. Ils écrivent qui ils sont, c qu’ils ont fait. Et pareil pour leur père, et le père de leur père. On met tout dans un livre, on le ferme et on le met sur une étagère. Juste pour savoir qu’il est là, et dormir tranquille. On dirait que s’ils n’ont pas écrit leur nom quelque part, et qu’ils ferment les yeux une minute, ils pourraient disparaître."

Guilmée Técher dans « Esclavage et filiation à l’île de la Réunion »

​

I

LAISSER UNE TRACE

​

Signes sur papier

la vie en bibliothèques

à l’abri du temps

tourner, retourner des pages

est-ce signe d’exister ?

​

Dans mon cocon d’écriture du matin, je compose mon journal en continu. Comme on fait mijoter des confitures afin de garder arômes et saveurs des fruits de saison, je remplis des lignes, des pages, des petits événements de ma vie : un dessin à la surface du café, ce matin le franciséa renaissant au pied de l’arbre à pain est événement mineur pour le vaste monde, essentiel pour le jardin, pour l’harmonie de Dame Nature où tout instant laisse son empreinte.

​

Piste d’escargot

aurait-il plu en sourdine

la nuit dernière ?

Feuilles à effet lotus

en gardez-vous quelques gouttes ?

​

Chaque épisode météorologique laisse sa trace. Et comme si c’était la seule façon de savoir ce qui s’est passé pour de bon, je l’inscris religieusement dans mon journal.

Parfois je contemple cette pile conséquente de cahiers qui s’empoussièrent dans un placard. Ils retiennent tant de mon existence ! Et si je n’avais pas l’écriture, n’aurais-je pas vécu tout autant, tout aussi bien, tout aussi mal ?

N’est-ce pas illusoire de faire comme si tout ce qu’il y a d’important c’est écrit dans un livre ?

(MM)

​

II

Dès la maternelle, apparaît ton prénom ; il est sur une carte plastifiée, avec ta photo. Il a été écrit au dos de tes premiers dessins. Tu l’as tracé de façon malhabile, avec des lignes droites de majuscules d’imprimerie. Puis les jambages se courbent et les lettres s’attachent, t’attachent à cette identité scolaire, familiale. Tu grandis dans le système de l’écriture alors que dessiner quitte le champ des travaux pour celui du loisir. Ton patronyme accompagne désormais le prénom, toujours en cursive quand l’autre prend la place capitale, sur chacune de tes copies. Le maître de campagne à l’ancienne t’appelle juste par ce nom de famille et tu trouves que cela fait « garçon ». 

 

Quand écrire lisiblement n’est plus un challenge, tu te trouves une signature indéchiffrable. Pour parapher le monde social. Tu étais « jeune fille », tu deviens « femme de », et ton nom subit métamorphose. C’est comme devenir papillon. Cela te plaît, cette variation de ton identité ; tu la vois comme une émancipation, c’est le début d’une nouvelle branche de ta généalogie, et c’est le nom de tes enfants désormais. C’est le tien, même s’il est venu après ta naissance. 

 

Vous êtes six à le porter quand le cocon se fend. C’est ce que tous les soyeux cherchent à éviter en tuant la chrysalide avant la rupture du fil, mais le fil est rompu. Plus de soie. Plus que soi.

Qui suis-je ? 

Je ne suis ni ce prénom, ni ce patronyme, ni ce nom d’usage, mais c’est le nom transmis à nos enfants.

Je suis parfois juste deux initiales à la fin d’un poème. Je suis qui j’ai dû et qui je souhaite et qui je peux et qui je veux être. 

-Quitte le nom de ton mari qui ne l’est plus et retourne au nom de ton père qui le sera toujours.

 -Même si je ne le veux pas ? 

Voilà la loi de mon pays. Elle me bannit d’une identité que j’ai écrite et prononcée trente et une années. Elle me chasse du cercle du nom de mes enfants. 

Alors j’écris mon nom hors-la-loi sur la couverture d’un livre, même rangé entre d’autres dans une bibliothèque, dans la liste des auteurs de poésie, de ceux que peu liront, je me sens au moins légitime ici, le pays des noms de plume où je suis libre de signer à l’envi.

 

Blandine B

​

Morceau choisi du 28 décembre

​

« Le soir, quand arrive l'heure d'aller se coucher, ma grand-mère monte dans sa chambre avec moi. Elle sort du placard de sa chambre une chemise de nuit rose, faite d'un tissu si doux qu'on dirait qu'il est fait de plume ou d'air. Moi qui n'ai chez moi ni poupée, ni jouet en peluche, ni objet d'aucune sorte avec lequel m'endormir ou me consoler, j'ai chez elle mon coton. Je me glisse dans le lit avec lui. Chez ma grand-mère, je ne suis pas une grande fille. Elle ne porte pas grand intérêt aux grandes filles, j'ai quelques années devant moi avant d'en faire le constat. Les enfants, elle les aime petits. Les draps sont serrés. Ma grand-mère tire les rideaux. Ils sont lourds, ils soupirent quand on les déplace. Le plafonnier, une coquille de verre retournée, diffuse une lumière étouffée. » L'album vert de Marie Desplechin (p.50)

​

I

CHER PETIT OREILLER

Lueur de bougie

je revois l’oreiller rose

au lit de Grand-mère

est-il fait de plume ou d’herbe ?

souvenir interrompu

​

Lorsque Maman avait accueilli une de mes cousines pour la rapprocher de l’école, ma sœur et moi, ne disposions plus que d’un grand lit… pour trois. Alors, à tour de rôle, une des petites filles devait partager le matelas de Grand-mère ; nous le trouvions inconfortable, avec les bouchons de laine brute qui se formaient sous nos tendres chairs.

Par contre, l’oreiller de l’aïeule avait de quoi attiser nos convoitises. Il nous semblait moelleux, toujours bien rebondi et nous aurions aimé y reposer nos deux oreilles…

Mais l’aïeule n’était pas prêteuse et elle tenait particulièrement à cet objet qu’elle avait fabriqué elle-même. Elle n’était guère loquace non plus sur la nature du rembourrage : laine, kapok, coton, chutes de tissus de soie…

Devinez ! Devinez ! Semblait nous dire son sourire sibyllin réfractaire à nos cajoleries.

« Grand-mère si on devine bien, tu nous le prêteras ? »

Et un trio de détectives se mit en chasse pour découvrir les mystères du garnissage. Sans nous décourager par sa façon moqueuse de secouer la tête : Non ! Non !... toujours non à chacune de nos réponses.

C’est une nénène qui nous mit sur la piste. Dans le temps longtemps, on cueillait les « fleurs millet », cette espèce de graminée aux épis floconneux qui poussaient en abondance le long des chemins. Chaque tige « déziguée » laissait une petite boule de duvet rose poudré. Patience et longueur de temps… et l’on finissait par en collecter de quoi faire un petit oreiller…

Là, s’interrompt mon souvenir. Avions-nous obtenu la récompense suprême de nous endormir sur ce nuage rose ? Avait-il égayé nos rêves ?

Depuis ça le temps l’a passé, les petites filles sont devenues grandes filles et quelques déménagements survenus. Et l’oreiller « fleurs millet », évanoui dans la brume du passé.

Parfois, pour vaincre une insomnie, je m’imagine poser mes cheveux blancs sur l’oreiller de Grand-mère ; alors, mes pensées deviennent si légères qu’elles finissent par se volatiliser en une buée de rêve.

(MM)

​

II

Quand la stridulation du détecteur de fumée
Remplace le grillon du foyer
Que la suie fait apparaître les toiles vides d'araignée
Il est temps de prendre le large, un bus ou de la distance
De gravir la colline la plus proche
Et se tourner vers le levant ou le souvenir de sa grand-mère
Celle au fichu de flanelle, aux seins à la taille et aux mains de fée formant dans des faisselles de grès de blancs fromages aux laits mêlés
Deux vaches dans l'étable où la trayeuse instille un bruit moderne
Une cohorte de chèvres dans le pré des tartevelles. La tâche blanche de la pierre à sel que je lèche comme le reste du troupeau, fromages secs un peu trop salés sont ma madeleine
Les joues de mémé Jeanne plus douces que le pilou, ont l'odeur de ses chèvres pour moi un parfum sans pareil.

​

Blandine

​

morceau choisi du mercredi 4 janvier 2023

« Souviens-toi,

souviens-toi de l’Alliance*

 Souviens-toi que tu t’es engagée, en venant sur cette terre, à prendre soin — oh, de ce que tu voudras ! —, de quelques êtres et de toi-même, de quelques arbres et de quelques buissons, de quelques bêtes qui mangeront dans ta main, ou de toute une école, d’un hôpital, d’une préfecture ou d’un ministère — de toute façon, un royaume ! Tu as le choix ! La seule clause fixée, tu t’en souviens ? La seule condition sine qua non, tu te la rappelles ? Oui, voilà que la mémoire te revient : à condition de faire tout ce que tu feras dans une vibration d’amour. »

* « Parce qu’il ne pouvait être partout, Dieu créa les mères », Talmud

 

Christiane Singer N’oublie pas les chevaux écumants du passé

 

I

Les mères

​

Parce que les mères ont parfois besoin de dormir, elles ont créé Dieu et le soir avant de se glisser dans le sommeil, après avoir débarrassé le bazar quotidien, préparé le minimum qui rendra le matin plus serein, jeté un coup d’œil dans l’entrebâillement de chaque porte des chambres d’enfants, certaines mères soupirent en remontant le drap, dans le plaisir simple de se livrer au sommeil. 

« Dieu, prends le relais de ma vigilance et veille sur eux, le temps que je retrouve la force qui me mène de l’aube à la nuit.  Plus tard mes enfants se déploieront comme les branches du banian, formant des ponts avec leurs lianes, qui s’étirent et retournent enraciner de nouveaux troncs. » 

Les mères tapotent l’oreiller, glissent un peu plus profondément sous la couverte, et laissent les soucis se dissoudre en même temps que clignotent les étoiles de minuit. Des bruits passent dans leurs rêves, et parfois elles se lèvent ou simplement tendent l’oreille, vérifient une intuition, répondent à un appel.

Croissance lunaire

Dans la rondeur de son flanc

La marée montante

 

Ressac, ton bruit minéral

S’effacera dans l’écume

 

La lune est une mère qui dort le jour et fait sa ronde, l’œil aux aguets ou la paupière à demi close. Elle est moi sommes souvent de connivence et on se comprend sans même échanger une parole.

Bb

​

II

COMME UN COLIBRI

 

 

Pluie d’un arrosoir

versé aux feuilles nouvelles

septième matin

mon jardin est un Royaume

et j’en suis le colibri

 

Adoucir la sécheresse persistante en cette saison ; j’ai fait ma part pour accomplir la mission qui me fut confiée à ma naissance : prendre soin de ces jardins particuliers de mon corps et de mon âme, de mon environnement… de la planète qui rassemble toutes les individualités, ces existences qui nous sont liées, sans lesquelles nous ne saurions survivre.

Hélas ! Frères humains, qu’avons-nous fait de la Beauté offerte au commencement ?

Je songe à l’Éden dont Adam et Ève devaient être jardiniers, à ce mystère du « péché originel » — que symbolise avec dérision une pomme cueillie à l’arbre interdit — qui les en a chassés.

N’est-ce pas cette « faute » qui se transmet de générations en générations dans nos gènes, cet exil perpétuel que nous nous imposons en ne respectant pas l’alliance de notre venue au monde ? Cette tare qui nous pousse à détruire, à exploiter, au lieu d’aimer, de soigner notre fabuleux héritage ?

Pourquoi l’avons-nous gâché, enlaidi, rogné par nos désirs égoïstes de toujours plus, par cette quête vaine de davantage de confort, alors que le progrès insatiable — le serpent de la Genèse ? — nous asservit ?

Et pourtant, l’amour demeure et cette aspiration à être meilleur, à jouer convenablement notre rôle de veilleur. Les enchantements sont toujours à notre portée et nos sens se réjouissent d’une fleur, d’une feuille, d’une plume. De la visite d’un papillon-colibri allégeant nos sombres pensées. Un modèle. Un réconfort.

 

Morceau choisi du 11 janvier

 

"Le savant généralise, l’artiste individualise.

Mettre en tête du livre : je n’ai pas vu des types, mais des individus.

Joindre à ce livre une série sur les animaux : le cochon, sa mort, etc.

18 janvier. Le merle, ce corbeau minuscule.

Âme, c’est bien là le mot qui fait dire le plus de bêtises. Quand on pense qu’au XVIIIe siècle des gens sensés, de par Descartes, refusaient une âme aux animaux. Outre l’ineptie qu’il y avait à refuser à d’autres êtres une chose dont l’homme n’a pas la moindre idée, il eût autant valu prétendre que le rossignol, par exemple, n’a pas de voix, mais, dans le bec, un petit sifflet fort bien fait, acheté par lui à Pan ou à quelque autre satyre, bibelotier de la forêt."

(extrait du Journal de Jules Renard)

 

I

La leçon des oiseaux

 

Elle tient en quelques brindilles, remises en forme chaque année, 

A la boue cimentée d’efforts des nids d’hirondelles à l’ombre de nos toits,

Elle parle de sommeil suspendu sur une patte pas plus solide qu’une tige de jonc, mais pas moins non plus.

La leçon des oiseaux commence avant la fin des ombres, quand les réveils n’ont pas sonné ; elle se poursuit dans les contes, cygnes blancs devenus princes dans leur tunique d’ortie, automates aux plumes orfévrées que leur ritournelle encage, caneton disgracieux promis à métamorphose

 

La plus douce leçon des oiseaux porte mon sommeil sur un oreiller …garni de duvets par la main de ma mère, et cousu juste après de petits points toniques et réguliers appris à l’école ménagère. 

 

Pie sur la neige, palombes dans le tilleul, geai sautant de l’érable, 

écarlate du pic épeiche moins discret que le rouge-gorge, 

mésange accrochée au figuier, 

âmes intermittentes du jardin

 

parfois la merluche

livrant bataille au lombric 

les pluies de janvier

 

notre chat s’en satisfait accommode

à l’abri sous la terrasse

​

bb

 

​

II

DORIA

​

Son regard se voile

reconnaît-elle ma voix

lui parlant d’adieu ?

« Elle est partie, dit l’enfant,

vers le paradis des chiens »

 

Doria, ma sœur différente, noir et fauve.

Une vie. Une âme.

Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer.

Et nous rend au centuple âmitié et âmour qu’on lui porte.

(MM)

 

 

morceau choisi du mercredi 18 janvier 2023

​

"Il y a toujours dans l’art de l’aube — haute norme du coq — un concert écartelé. Et plus tu m’absorbes — plus la nuit est là dans ses intermittences. Tu danses — tête dans les voiles. Il fait dehors un temps magique de genèse et en moi — sans tendres préludes ni fins féroces — de musique brouillée. Pour cacher un chemin. Pour mourir du chant des feuilles.

Le passé fait le plein d’un présent sans retouche…"

Boris Gamaleya, Jets d’aile

 

Avec les mots de Boris

 

Mon unique exil sur l’île de la Réunion vint du basculement des saisons. Voir choir tant de feuilles aux branches de l’arbre chanteur quand c’est le temps de fêter la musique ! Cette Saint-Jean aux mille feux de ma Bourgogne familiale devient le point de rupture de l’hiver austral. Longues nuits à la place des soirées sans fin en prélude aux vacances ! Jamais je ne me suis habituée à cette inversion de mes repères géo-sensibles. Et pas davantage aux guirlandes de Noël tirées du sac en même temps que le sucre des mangues et celui des letchis.

 

Percussion des graines

Pour mourir du chant des feuilles

Renaître en septembre

 

solstice de juin

un concert écartelé

fête ou tintamarre ?

 

 ma fenêtre ouverte

Claquement d’un rideau fou

tête dans les voiles

 

Et pourtant… j’ai parfois le regret des flamboyants, des longanis, des rivières pavées de galets et même des montées brusques de l’eau surgie de la montagne, course cruelle d’une boue tumultueuse traçant un bras de glaise au large des estuaires, quand la côte écume encore des cyclones en fuite, et que chacun ramasse les éclats végétaux dans son jardin ou sa rue…

 

 « sans tendres préludes ni fins féroces » écrit encore Boris Gamaleya, 

aux antipodes de mon expérience : 

Ma Réunion fut tendre prélude et fin féroce, 

mais c’est affaire d’hommes.

​

II

DE LA NUIT À L’AUBE…

Silence au chantier

la ville n’est que rumeurs

tohu-bohu d’aube

symphonie écartelée

que remaillent les oiseaux

 

Le fait-noir, intermittences par intermittences, a fait le plein de fait-clair. Et la lumière fut !

L’aube est alléluia du Jour en même temps que requiem pour la Nuit.

Au passage, nous vainquons les ténèbres, mais perdons le silence, repos des sens en notre sommeil. Ou juste avant le chant du coq qui focalise le soleil en point de mire, chaleur, couleurs, parfums, à sa traîne.

Éveil.

Allégresse d’une genèse absorbant l’obscurité pour nous donner naissance et présent.

Sera-t-elle résurrection lorsque notre nuit viendra « mourir au chant des feuilles » ? Lorsque notre existence éphémère basculera dans le passé, se remplissant « sans retouche » de l’éternité d’un Au-delà ?

 

Kan nou mor ou sa nou sa va ?

Du monde magique

ne capter que sons brouillés

ou sa nou sa va…

par ces chemins en misouk*

malol* voilant nos regards

​

(MM)

 

*an misouk : en catimini

malol : chassie

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Morceau choisi pour le 25 janvier :  La fenêtre


–comme une fenêtre de cuisine qui s'embue un matin de grand froid, quand on peine à voir au travers, et puis la vapeur disparaît peu à peu et on aperçoit les montagnes couvertes de neige, 3000 m de haut, par la fenêtre, et puis petit à petit la fenêtre s'embue à nouveau, du café sur le réchaud et les montagnes se dissipent comme un rêve.
… C'est comme ça que je me sens, ce matin.

Tokyo-Montana Express de Richard Brautigan

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